Discriminations au travail: les premières victimes sont les hommes
On connaît l'adage: « Une femme doit en faire deux fois plus qu'un homme pour espérer un poste moitié moins important. » Le souci, c'est que, s'il était globalement juste au moment de son apparition, soit au début du XX siècle, beaucoup de choses ont depuis changé. Certes, les femmes n'ont pas atteint la parité avec les hommes dans absolument tous les domaines, mais les hommes ont, eux, pris du retard sur les femmes – et, dans certains cas, beaucoup.
Aux États-Unis, de l'école primaire à l'université, les garçons réussissent bien moins que les filles. Adultes, ils sont aussi largement plus nombreux à rester longtemps chez leurs parents faute de pouvoir se payer leur propre logement. Et, si l'obtention d'un diplôme universitaire se traduit par de meilleures perspectives d'emploi, les femmes gagnent aujourd'hui davantage que les hommes dans un grand nombre de villes américaines — une tendance qui va sans doute se poursuivre à mesure que se creusera l'écart entre hommes et femmes en matière de diplômes.
Parallèlement, les données attestant de discriminations défavorables aux hommes ne cessent de s'accumuler. Par exemple, on constate que les gens préfèrent nettement les études scientifiques présentant les femmes sous un jour positif à celles le faisant pour les hommes. De même, nous avons en général davantage de sympathie pour les femmes que pour les hommes, nous punissons les hommes plus sévèrement que les femmes pour les mêmes crimes et délits, et nous évaluons les femmes plus favorablement que les hommes. Et, sur le plan des « préjugés implicites », si redoutés et considérés comme pernicieux, ils sont eux aussi plusavantageux pour les femmes.
On pourra objecter que les femmes ont toujours été confrontées – et le sont d'ailleurs encore — à des « obstacles systémiques » inconnus des hommes, et a fortiori dans les strates et secteurs les plus élevés de la société encore très majoritairement masculins. À l'inverse, on pourra aussi avancer que les femmes n'ont, en réalité, jamais eu la vie aussi dure que les hommes tant les normes sociales et culturelles incitent depuis longtemps les hommes à risquer leur propre vie pour protéger celle des femmes lors des guerres, catastrophes naturelles et autres situations de survie.
Mais, au minimum, il en va d'un certain consensus de juger le handicap féminin moins évident aujourd'hui qu'il ne l'était voici plusieurs décennies, quand les femmes se voyaient explicitement refuser divers droits ainsi que l'accès à l'éducation et à des professions statutairement élevées. Sauf qu'en comparaison avec les générations précédentes les femmes vingtenaires et trentenaires — celles qui ont grandi à l'époque du « Girl Power » et qui ont surpassé les hommes dans bien des domaines — sont plus enclines à penser la vie des hommes plus facile que la leur. Pour le dire autrement, les femmes qui ont probablement eu le moins à subir le sexisme dans l'histoire sont visiblement celles qui s'en plaignent le plus.
Difficile, voire impossible, de quantifier et de comparer quel sexe a effectivement la vie la plus facile dans la société contemporaine dans son ensemble ni même de le savoir en se restreignant à la seule expérience professionnelle. Toutefois, une étude publiée ce mois-ci dans la revue Organizational Behavior and Human Decision Processes, et à laquelle j'ai contribué, nous fournit l'analyse à ce jour de la plus haute qualité sur les préjugés sexistes dans les pratiques d'embauche.
Ses résultats sont pour le moins surprenants. Cet article rend compte d'une méta-analyse portant sur 85 études rassemblant 361,645 demandes d'emploi soumisespour des postes réels dans 26 pays au cours des 44 dernières années. Tout d'abord, nous avons constaté que les préjugés défavorables aux femmes pour des emplois traditionnellement masculins ou neutres ont disparu, voire se sont inversés au fil du temps, et que, par contre, ceux défavorables aux hommes pour des emplois traditionnellement féminins ont persisté. Deuxièmement, et c'est là un constat peut-être tout aussi frappant, nous observons que le grand public comme le monde scientifique n'admet ni n'apprécie ces progrès à leur juste valeur et que les préjugés antifemmes sont considérablement surestimés.
Notre méta-analyse synthétise tous les travaux ayant vu, pour des postes à qualification équivalente, des chercheurs modifier le sexe de candidats à l'embauche et ensuite mesurer les taux de rappel réels (invitation pour un entretien, proposition de contrat, etc.). En outre, sur quasiment un demi-siècle, l'étude permet de se pencher sur les tendances de la discrimination sexiste pour des emplois traditionnellement féminins (par exemple, dans les soins infirmiers, les ressources humaines, l'enseignement primaire), masculins (mécanique automobile, ingénierie, informatique) et neutres (comptabilité, vente, boulangerie).
En additionnant toutes les études, on constate que, sur toute la période, les candidats ont un peu moins de chances d'être rappelés que les candidates. Reste que les préjugés sexistes varient en fonction de l'époque et du type d'emploi. Avant 1991, les préjugés à l'embauche favorisaient les hommes pour les emplois stéréotypiquement masculins et neutres, mais, vers 2009, le sens du biais s'est inversé. Par contre, dans les emplois traditionnellement féminins, les préjugés à l'embauche ont toujours (aussi loin que remontent les données) favorisé les femmes. Une logique qui se perpétue aujourd'hui sans quasiment la moindre inflexion.
En résumé, les préjugés favorables aux hommes ont disparu ou ont été inversés, tandis que ceux favorisant les femmes n'ont pas bougé d'un iota.
Notre étude comprend également deux enquêtes prévisionnelles menées auprès de chercheurs (principalement en sciences sociales et comportementales) et du grand public américain. Après avoir été informés de l'angle de nos travaux, nos participants ont été invités à en prédire leurs résultats. D'un côté, scientifiques et grand public ont correctement prédit que les préjugés favorables aux hommes pour les emplois stéréotypiquement masculins ou neutres avaient diminué au fil du temps. Mais, de l'autre, ils ont massivement surestimé les préjugés favorables aux hommes, et d'autant plus pour les années les plus récentes.
Avant 2009, les hommes avaient environ 1,3 fois plus de chances que les femmes d'être rappelés pour des emplois masculins-neutres — ce que les universitaires ont estimé au quintuple, et les profanes à plus de treize fois. Après 2009, les chercheurs ont estimé que les hommes avaient deux fois plus de chances d'être rappelés pour de tels emplois et les profanes, trois fois plus. En réalité, après cette date, ce sont les femmes qui se sont mises à être favorisées par rapport aux hommes.
Aussi, les deux groupes ont surestimé (et presque aussi radicalement) les préjugés favorables aux femmes dans les recrutements pour des emplois stéréotypiquement féminins. Ils ont aussi prédit, à tort, que les préjugés favorables aux femmes avaient diminué dans ces secteurs. En effet, contrairement au biais pro-hommes qui s'est inversé dans les secteurs stéréotypiquement masculins, le biais pro-femmes est ici resté stable au fil des décennies.
Il faut évidemment faire remarquer que ces résultats n'indiquent pas qu'absolument aucun employeur ne discrimine les femmes dans ses pratiques d'embauche. Ce qu'ils disent, c'est qu'en moyenne les employeurs ont tendance à favoriser les femmes par rapport aux hommes. De même, notre étude ne permet pas de conclure à l'absence de la discrimination à l'encontre des femmes dans d'autres décisions relatives à la vie professionnelle ni que les femmes n'ont pas d'obstacles sociaux spécifiques à surmonter. Nos mesures ne concernent que les décisions d'embauche. Néanmoins, elles indiquent un changement d'envergure et un décalage tout aussi massif entre la perception et la réalité.
Cela fait longtemps que le danger des « stéréotypes de genre » est mis en avant dans le débat public. Reste que nos résultats ne montrent pas que cette « sensibilisation » a pu aboutir à une diminution générale des stéréotypes de genre sur le lieu de travail. Les employeurs exploitent toujours de tels stéréotypes — qui continuent d'entraîner l'embauche préférentielle de femmes dans les professions stéréotypiquement féminines ou qui les favorisent désormais (légèrement) dans les professions stéréotypiquement masculines et neutres.
Ces dernières décennies, les efforts mis en œuvre semblent unilatéraux. Ils visent à accroître la représentation des femmes sans se préoccuper de la perte de chances des hommes. Une tendance qui se dessine dans d'autres travaux récents montrant que les gens sont plus favorables aux politiques et autres initiatives qui rectifient la sous-représentation des femmes dans les carrières valorisées qu'ils ne le sont à celles visant à corriger la sous-représentation des hommes dans ces mêmes secteurs.
De telles mesures unilatérales étaient peut-être justifi ées voici 30 ou 40 ans, en particulier dans les champs professionnels d'où les femmes avaient été historiquement exclues. Et elles ont largement porté leurs fruits: les employeurs, en moyenne, ne pratiquent plus de discrimination à l'encontre des femmes depuis belle lurette. Mais la perception des scientifiques comme du public est en retard sur la réalité.
Cela fait maintenant des décennies que des données similaires s'accumulent. Par exemple, deux articles sur la reconnaissance des femmes dans le monde universitaire ont montré que les hommes avaient jadis plus de chances que les femmes à la même productivité d'être élus à l'Académie nationale des sciences, à l'Académie américaine des arts et des sciences et à la Société d'économétrie. Mais, depuis une grosse décennie, ce sont les femmes qui ont beaucoup plus de chances d'être élues que les hommes.
Dans d'autres méta-analyses portant sur le monde académique, on ne trouve aucune preuve de différences entre hommes et femmes en matière de subventions, de publications ou de lettres de recommandation, et seulement des différences minimes et incohérentes sur le plan des embauches, des évaluations et des salaires. De même, un grand nombre de politiques et de programmes universitaires ne visent explicitement qu'à faire progresser les femmes, alors que brillent par leur absence des initiatives équivalentes pour des domaines où les hommes sont sous-représentés. Par exemple, bien des offres d'emploi dans la recherche en psychologie encouragent spécifiquement les candidatures féminines, alors même que, depuis des années, les femmes sont très (très) majoritaires parmi les professeurs de psychologie.
Compte tenu de la visibilité des efforts déployés pour promouvoir les femmes, et du nombre croissant d'études démontrant l'existence de préjugés qui leur sont favorables, on s'étonne que le grand public et les spécialistes du comportement humain n'aient pas conscience du succès de ces initiatives. Une ignorance qui peut s'expliquer par le fait que l'existence (autrefois nécessaire) de politiques de discrimination positive laisse entendre que les femmes requièrent, voire méritent un coup de pouce pour réussir.
Dans le même temps, au fi l des décennies et de par le monde, ces politiques ont produit et perpétué des biais pro-femmes. De fait, notre méta-analyse révèle également que les individus persuadés que la société est injuste, qu'elle empire et qu'elle a besoin d'une restructuration radicale sont ceux qui surestiment le plus les préjugés sexistes. Si un employeur croit que les pratiques d'embauche sont entachées de préjugés antifemmes, alors il peut trouver juste et justifiable de discriminer les hommes — et ainsi contribuer à une réalité contredisant les croyances mêmes qui auront justifié ses actions.
D'aucuns pourraient célébrer les biais pro-femmes en y voyant d'équitables mesures correctives. Si les hommes ont été avantagés avant 1990, les femmes ne devraient-elles pas l'être pendant plusieurs années ou décennies? Sauf que les jeunes hommes victimes de discrimination aujourd'hui ne sont pas ceux qui ont été avantagés il y a plus de 30 ans.
À l'inverse des discriminations raciales ou ethniques passées, où les préjudices subis par une génération peuvent se répercuter sur la vie de ses enfants ou petits-enfants, une telle dynamique ne s'applique pas aux discriminations de genre. Les hommes et les femmes de chaque génération ont des fils et des filles. Dès lors, on ne voit pas pourquoi les potentiels avantages dont auraient bénéficié les hommes du baby-boom devraient nuire aux hommes de la génération Y ou Z.
D'autres pourraient persévérer dans la négation de ces biais favorables aux femmes. Il va sans dire que nos résultats devraient être une excellente nouvelle pour tous ceux que préoccupent les préjugés systémiques subis par les femmes au travail. Mais, pour ceux qui, en réalité, visent davantage la prééminence des femmes que la justice ou l'égalité, la fausse croyance voulant que les femmes sont les plus discriminées à l'embauche motivera toujours plus de mesures correctives « féministes ». Et on verra donc ceux qui veulent mettre en avant les femmes au travail nier mordicus ces progrès, qu'importe qu'ils soient le fruit de leurs propres efforts.
S'il est possible de combattre les biais systémiques par des lois et des réglementations professionnelles, aucune institution ne milite contre les fausses croyances. En fin de compte, il peut même être plus facile d'éliminer les préjugés contre les femmes que les fausses croyances qui les perpétuent. L'idée que les employeurs discriminent les femmes, un récit aussi rétif aux faits que culturellementet obstinément répandu, a tout pour conduire les employeurs, les experts et monsieur et madame Tout-le-Monde à viser la « correction » d'un problème d'ores et déjà résolu en faisant pencher la balance toujours plus en défaveur des hommes. Cette discrimination, cette tentative d'équilibrer les torts passés avec les actuels, ne fait que recréer le problème qu'elle était censée résoudre.
La meilleure façon de mettre fi n à la discrimination? Arrêter de discriminer.
Publié le 16 novembre 2023